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Sciences humaines | Le 20 mars 2021, par Raphaël Deuff. Temps de lecture : quatorze minutes.


« Semaine de la Francophonie »

L’idiome déchiré : les dialectes en France

Des patois aux littératures régionales

L’idiome (« ce qui est propre », en l’occurrence un moyen d’expression commun à un peuple) renvoie à l’idée, utopique, d’une uniformité, sur l’ensemble d’un territoire et pour l’ensemble d’une population, de la langue parlée ou pratiquée à l’écrit. L’idée, en France, d’une « diversité linguistique », et sa perception par les institutions, est ancienne ; étendard d’indépendance pour les uns, le dialecte est réduit, chez ses ennemis les plus déclarés, à un « patois », c’est-à-dire une langue incompréhensible (c’est là une origine étymologique avancée pour le mot, qui connote à la gesticulation) ou même dangereuse, menaçant l’unité nationale, brisant l’esprit patriotique, et à éliminer des usages. La violence avec laquelle a pu se manifester, dans l’histoire de la langue française, ce point de vue sur les dialectes et les « parlures » régionales, suffit à indiquer l’importance politique, mais aussi économique (en témoigne le chantier ruiné de la tour de Babel), d’une hégémonie linguistique. En outre, l’unité construite, si elle paraît avoir pour point de départ la langue seule, se fait aussi à travers l’identité culturelle autour des œuvres et du passé de cette langue. C’est en ce sens que la proclamation, en 1999, selon laquelle les langues régionales forment un « patrimoine », coïncide à cette même préoccupation d’une unité, derrière la diversité linguistique pourtant mise à l’honneur.

(Image de l'article n°37 : )
© Sambuc éditeur, 2024

L’histoire de l’émergence de la langue française est celle d’un éclatement, avec les invasions germaniques, du « latin vulgaire » parlé en Gaule, en une multitude de dialectes pénétrés d’éléments germanophones, et dont une partie, parlée au nord, la « langue d’oïl », formera de glissement en glissement le français du Royaume. La centralisation politique autour de la capitale, Paris, est très tôt déterminante. Avec le déclin progressif du système féodal, et du pouvoir des seigneurs locaux, la centralisation politique accélère celle de la langue. Entre les xive et xve siècles, dans les villes, l’usage du français se développe ; sa rhétorique s’enrichit, en prenant modèle sur les œuvres latines. Dans les campagnes, en revanche, on parle le « patois » : le terme apparaît alors (vers la fin du xiiie siècle ou le début xive) pour désigner ces anciens dialectes, en les réduisant à la petite localité. La recherche de prestige pour la langue française s’accroît encore à la Renaissance, avec la volonté de « le hisser sur le même plan » que les langues classiques, le grec et le latin.

Une bascule importante a lieu à partir du xviie siècle, où s’entremêlent fortement pouvoir politique et élaboration de la langue. L’arrivée d’Henri IV au pouvoir marque une restauration de l’État et du pouvoir monarchique ; par la suite, tout au long du xviie siècle, le pouvoir royal s’affermit, et dans le même temps le monarque se préoccupe du domaine littéraire, développant un véritable mécénat. L’Académie française est créée en 1635, instituant une codification de la langue qui, notamment, cherche à l’épurer considérablement. Cette épure est le produit des Salons et des Cercles littéraires de la cour, mais aussi, dès le xviiie, de la bourgeoisie naissante : l’expansion de l’édition d’alors (journaux, revues...) trouve son lectorat dans les cafés des villes. L’élaboration de ce français classique contraste avec l’analphabétisme massif des Français, faisant notamment que l’on connaît très mal la culture populaire de l’époque.

Or, dans le même temps, on observe les premières marques d’une répression de cette culture des dialectes et des parlers locaux, et des historiens comme Robert Muchembeld dénoncent même la littérature de colportage, dont les collections de livres très bon marché, distribués dans toute la France, tendraient déjà à une uniformisation culturelle :

« (La littérature de colportage) véhicule un faux-semblant de culture populaire. En fait, la ‘‘Bibliothèque bleue’’ de Troyes ne peut qu’aliéner davantage les masses et les couper des racines vives de leur ancienne vision du monde. D’origine savante, elle introduit partout un modèle idéologique unitaire. »

(Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (xve-xviiie siècles), Paris, Flammarion, 1977, p. 228.)

Quoiqu’il faille relativiser l’impact de cette forme d’uniformisation culturelle3, elle marque toutefois une étape dans l’histoire de la relation entre français et langues régionales. Elle est en outre fortement liée à la forme absolutiste de pratique du pouvoir, ce qui apparaît comme une constante de l’évolution linguistique : les travaux d’historiens de la langue (notamment Ferdinand Brunot, Marcel Cohen,Walther von Wartburg) pointent une corrélation entre stabilité du pouvoir politique et fixation de la langue2.

De la République à l’Empire

Après la Révolution française, une politique linguistique est mise en place par la Convention. Pour les révolutionnaires, en effet, l’ignorance du français est un obstacle à la démocratie et la diffusion des idées républicaines. Le premier mouvement de ces politiques va dans le sens de l’ouverture aux langues régionales : il est d’abord envisagé de traduire l’ensemble des textes et décrets dans les différents ‘‘patois français’’. Ce projet est progressivement abandonné, du fait du coût en temps et en moyens. Est alors mise en place une politique visant à la diffusion la plus large possible du français, afin que les provinces accèdent aux textes écrits dans cette langue. Dans le même temps, l’usage du français suit celui de la bourgeoisie parisienne, arrivée au pouvoir. À travers de nombreux discours, celle-ci commence alors à promouvoir, au nom de la nation républicaine, la réduction de la diversité des langues. Le juriste Bertrand Barère, ainsi, prendra violemment position contre les dialectes, lors de discours devant la Convention, ou dans ses rapports au comité du salut public :

« Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand… La Contre-révolution parle l’italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreurs. »

(Bertrand Barère, rapport au Comité de salut public, 1794.)

La même année, l’abbé Grégoire souligne l’opposition entre un Canada à la francophonie unie, et la diversité des dialectes dans les provinces française ; un phénomène qui souligne que les langues des colonies sont souvent dotées d’une stabilité plus grande que ce que l’on observe dans la métropole.

Ainsi s’établit, à cette période, une association entre la « langue » et la « nation », à travers l’idée d’unité linguistique, et qui se mêle d’une volonté d’éradiquer les « patois » : la nécessité de propager la langue nationale pour que soient compris les textes de la Révolution va peu à peu se doubler d’attaques à l’égard de la diversité linguistique.

Sous l’Empire, cette tendance à l’hégémonie du français va s’imposer, quoique sur un mode très différent. Dans l’ensemble, le régime napoléonien abandonne toute véritable politique linguistique, que ce soit dans le sens de la diffusion du français comme dans celui de la répression des dialectes régionaux. Pourtant, l’usage du français y progresse, du fait de la politique pragmatique de l’administration, qui accélère une gestion uniforme à l’échelle du pays. Puisque toute l’administration française se met à parler en français, il devient nécessaire dans la plupart des cas d’abandonner l’usage du dialecte. Dans le même temps, les nombreuses guerres en Europe provoquent un brassage qui favorise la diffusion du français, au moins dans les rangs des armées. Enfin, comme au xviie siècle, on observe le retour d’un purisme conservateur, promouvant un lexique abstrait, classicisant, et revenant aux règles établies par les grammairiens.

La langue française, tout au long de son histoire, est ainsi clairement le produit d’une élaboration provenant de l’aristocratie d’abord (les Salons de la cour), puis de la bourgeoisie, particulièrement après la Révolution française. Par opposition, les dialectes régionaux sont le produit d’une élaboration populaire. Cette opposition, tantôt apaisée, tantôt animée, renaîtra dans les années 1970, à travers la revendication régionaliste, issue d’un mouvement qui traverse tout le xxe siècle4.

Les littératures régionalistes

Tout au long du xixe siècle, naissent au sein des provinces les références des futures cultures régionales, dont l’émergence est liée aux transformations sociales de la révolution industrielle et de l’exode rurale : mises à mal par ces transformations, les particularités régionales en deviendront aussi, paradoxalement, plus visibles et gagneront en conscience. C’est qu’en France, le phénomène de l’exode rural est bien moins prononcé alors que dans le reste de l’Europe ou qu’en Amérique du Nord5. La population restant importante dans les campagnes, son éloignement au centre et sa très petite minorité véritablement francophone l’amène à développer ses particularités. Ce sont, en outre, les élites locales qui joueront le rôle de fixer ces dernières par l’écrit, pour des raisons patrimoniales, teintées de conservatisme :

« Ces élites voient dans ces pratiques des campagnes un système de valeurs et un modèle à opposer à la montée des modes de vie industriels, urbains et ouvriers considérés comme dangereux ; une mine d’inspiration littéraire, voire les racines de l’identité de la nation, ou le tout à la fois. »

(Mireille Meyer, « Vers la notion de ‘‘cultures régionales’’ (1789-1871) », Ethnologie française, vol. 33, 3/ 2003, p. 409-416.)

Il s’effectue ainsi un travail de recueil de poésies ou de chansons traditionnelles, principalement. L’intérêt de ces collectes est à relier pour une part au mouvement romantique, et ce sont ces accumulations qui constitueront le fonds culturel des traditions régionales. Enfin, les toutes premières revendications politiques relatives à ces cultures émergent, notamment à travers une association porteuse d’un mouvement littéraire régional, le Félibrige, dont le but est la sauvegarde et la promotion des langues d’oc.

Au début du xxe siècle, la littérature régionaliste se développe avec un certain succès. Elle s’accompagnera, tout au long de la troisième République, d’un « régionalisme culturel », se présentant comme une sorte de consensus au sujet des conflits linguistiques. Toutefois, au sein de cette évolution, les populations locales entretiennent une relation ambivalente à la sauvegarde de leur dialecte face au français. Ainsi, début xxe, « les mouvements culturels régionaux à base linguistique (avaient) l’ambition de prolonger une culture écrite dominante, abandonnée au xviiie siècle par les notables, qui seuls la maîtrisaient6. » Cette posture les place à la fois en faveur de la langue dominante, et en opposition avec celle-ci. Ce phénomène s’explique en ce que les populations locales sont prises dans un rapport de domination, dont cet idiome national est le reflet :

« Mais surtout, les populations locales elles-mêmes entretenaient un rapport ambivalent avec le dialecte, reflet des rapports de domination dans lesquels elles étaient insérées. Le patois était le langage local, quotidien, instrumental, le langage des dominés entre eux, tandis que le français était la langue des rapports avec l’extérieur, l’étranger, le dominant (l’administration ou les bourgeois), le langage de l’abstrait. »

(Christophe Charle, « Région et conscience régionale en France », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35, novembre 1980 (L’identité), p. 37-43.)

Une illustration de ce phénomène est donnée par Philippe Blanchet, dans un article portant sur la méthodologie de recueil des faits sociolinguistiques7. Il montre que les réponses aux questions portant explicitement sur la connaissance et la pratique du dialecte local sont majoritairement négatives, non en raison d’un recul de cette pratique, mais simplement parce que les personnes interrogées ne souhaitent pas affirmer ouvertement qu’elles parlent « patois » : ce langage, dans les rapports sociaux, est en effet dévalorisant, et perçu de façon négative :

« (…) la réflexion méthodologique aujourd’hui classique depuis Labov et Bourdieu sur les enquêtes en sciences de l’Homme nous a montré qu’il faut se méfier du discours, des sources et des informateurs, car ils mettent en scène des représentations qui ne correspondent pas forcément — consciemment ou non — aux pratiques, et des effets d’accommodation à l’enquêteur et au discours dominant. (…) Il faut donc se méfier des évaluations. Les précautions éthiques et méthodologiques sont ici extrêmement importantes. Les langues locales sont en France des langues honteuses, victimes d’un syndrome diglossique aigu. On les cache, on ne les parle qu’entre initiés, et l’on prétend ne pas les connaître. A contrario, on pratique une ostentation de la face "policée" de l’identité : langue prestigieuse officielle, alimentation, scientificité etc. Les pratiques "honteuses" sont, même lorsqu’elles sont reconnues réelles, renvoyées à un ailleurs spatial ou temporel (“dans le temps”, “les vieux”, “un voisin”, “le village X très reculé”, etc.). »

(Philippe Blanchet, « Problèmes méthodologiques de l’évaluation des pratiques socio-linguistiques en langues ‘‘régionales’’ ou ‘‘minoritaires’’ : l’exemple de la situation en France. », Langage et société, n°69, 1994. pp. 93-106.)

C’est autour de ces contradictions que se construisent les revendications régionalistes de la langue. En outre, ces revendications, en s’élargissant à la politique, subiront diverses revendications (notamment, celle par le régime de Vichy), contribuant à obscurcir le phénomène. Comme on l’a indiqué plus haut, la revendication de sauvegarde d’un « patrimoine culturel », linguistique, peut être portée dans une perspective de nostalgie conservatrice, n’ayant rien à voir avec la nécessité d’une diversité au sein des langues de France.


Raphaël Deuff


Références bibliographiques

Note 1. Jacques Bretel, Tournoi Chauvenci, éd. M. Delbouille, 683

Note 2. Gérald Antoine, Jean-Claude Chevalier, Loïc Depecker, Françoise Helgorsky, « FRANCE (Arts et culture) – La langue française », Encyclopædia Universalis (en ligne), consulté le 14 janvier 2015.

Note 3. Jean-Luc Marais, « Littérature et culture ‘‘populaires’’ aux XVIIe et XVIIIe siècles, Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 87, numéro 1, 1980, p. 65-105.

Note 4. Mireille Meyer, « Vers la notion de ‘‘cultures régionales’’ (1789-1871) », Ethnologie française, vol. 33, 3/2003, p. 409-416.

Note 5. Armand Frémont, « La terre », dans Les Lieux de mémoire, tome III, dir. Pierre Nora, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 3047-3080 (en part. p. 3048, p. 3050-3051, p. 3056).

Note 6. F. X. Emmanuelli, De la conscience politique à la naissance du provençalisme dans la généralité d’Aix à la fin du XVIIIe siècle, op. cit., pp 117-138. Voir aussi Christophe Charle, « Région et conscience régionale en France [Questions à propos d’un colloque] », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35, novembre 1980 (L’identité), p. 37-43.

Note 7. Philippe Blanchet, « Problèmes méthodologiques de l’évaluation des pratiques socio-linguistiques en langues “régionales’’ ou “minoritaires’’ : l’exemple de la situation en France », dans Langage et société, no 69, 1994, p. 93-106.

Note 9. Jean Sibille, « FRANCE (Arts et culture) – Les langues régionales », Encyclopædia Universalis (en ligne), consulté le 14 janvier 2015.


Entités nommées fréquentes : France, Révolution, République, La, Paris.


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