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Arts | Le 7 octobre 2021, par Raphaël Deuff. Temps de lecture : onze minutes.


« L'Estampe et le dessin »

Gravure à l’eau-forte

Histoire et technique (1/2)

Issue d’un procédé employé par les armuriers pour sculpter et orner l’acier, la gravure à l’eau-forte prendra essor au xviie siècle, et deviendra une technique majeur de l’univers iconographique des estampes.

(Image de l'article n°75 : )
© Sambuc éditeur, 2024

L’eau-forte est une technique de gravure en taille-douce où les traits du dessin sont inscrits dans le métal par la morsure d’un acide, au lieu d’être creusés à l’aide d’un outil (comme le burin, la pointe sèche ou le berceau). Cette méthode, dont l’essor est légèrement postérieur au burin, tire son origine de la pratique des armuriers et de leurs décorations sur acier. Elle se développera tout particulièrement à partir du xviie siècle.

L’aqua fortis des alchimistes

Le nom de la méthode vient de l’expression latine aqua fortis (« eau forte »), utilisée par les alchimistes pour désigner l’acide nitrique dilué. Le nom anglais, etching, provient du vieux haut-allemand ezzen, « nourrir, faire paître », pour désigner l’action de l’acide qui, pour ainsi dire, « mange » le métal.

Les armuriers ont, dès le milieu du xve siècle au moins1, utilisé l’acide nitrique pour décorer le fer des armes et des armures. Le même procédé était également utilisé par les orfèvres arabes à l’époque médiévale, en Syrie et en Espagne notamment, pour créer les damasquinures. Comparé au ciselage des orfèvres, qui utilise une lame (le burin) sur des métaux malléables, l’usage d’un acide était un procédé plus commode pour travailler, avec précision, la surface de l’acier des armures et des armes. L’évolution de la technique pour s’appliquer à l’estampe, et donc aux plaques de cuivre ou de zinc, pourrait expliquer l’usage de différents mordants, à côté de la traditionnelle solution d’acide nitrique, particulièrement corrosive : ainsi du mordant hollandais (acide chlorhydrique et chlorate de potassium dilués) ou du chlorure ferreux.

Les premières estampes réalisées par le procédé de l’eau-forte sont dues à l’Allemand Daniel Hopfer (1470–1536), et l’une des premières eaux-fortes datées avec certitude est de la main de l’orfèvre suisse Urs Graf (1485–ca. 1528).

Techniques et procédés

Contrairement aux autres procédés en taille-douce, les traits de la matrice métallique utilisée pour imprimer l’estampe ne sont pas creusés à l’aide d’un outil, mais rongés par un acide aux endroits où la plaque de cuivre ou de zinc, préalablement vernie, est mise à nu par un instrument.

« Le vernis étant impénétrable à cette eau corrosive, la plaque en est protégée partout, sauf dans les lignes ou les trappes qui y sont pratiquées par les pointes ; à travers leurs ouvertures, l’eau passe jusqu’au cuivre et le ronge jusqu’à la profondeur requise, après quoi elle est rincée et nettoyée. »

(Ephraïm Chambers, « Etching », Cyclopaedia, Londres, 1728.)

Ce procédé rend le tracé du dessin plus rapide, et lui donne une souplesse que n’a pas le travail au burin, et qui est particulièrement appréciable pour représenter des paysages, des détails lointains, des ruines, etc. ; avec l’usage de certains vernis très collants, l’eau-forte peut même imiter la texture du dessin au crayon ou à la craie.

La richesse de la technique à l’eau-forte tient donc à la grande variété de combinaisons qui se dégage des matériaux et des instruments utilisés pour les opérations successives, et de la sorte d’alchimie associée au travail du mordant sur le métal.

La plaque à graver (principalement en cuivre ou en zinc) est d’abord préparée par l’application du vernis (appelé ground, « fond » en anglais) destiné à protéger le métal de la morsure. Cette pose se faisait soit à l’aide d’une espèce de tampon de soie contenant le vernis en poudre et frotté sur la plaque à chaud, soit en rendant les grains malléables, en les diluant (souvent dans de l’essence de lavande) pour les étaler à froid à l’aide d’un rouleau ; elle se fait aujourd’hui plus communément en appliquant au pinceau une solution liquide.

Les artistes ont utilisé différentes techniques pour transférer le dessin de l’œuvre sur la plaque à graver ; notamment à l’aide d’une feuille de gélatine, sur laquelle était creusé le dessin par transparence, à la façon d’un calque, puis qui était incrustée de poudre de plomb et retournée sur la plaque, afin d’y faire adhérer le plomb et de former le dessin en gris. Une autre méthode consiste à noircir le vernis (à l’aide d’une bougie ou d’une torche formée de lamelles de cire torsadées) afin de rendre visibles les traits qui y seront inscrits en grattant la surface.

Le dessin est alors creusé dans le vernis afin de mettre à nu le métal, le plus souvent à l’aide d’aiguilles plus ou moins larges. On doit à Jacques Callot (1592–1635) le premier usage de l’échoppe, instrument se terminant par une petite lame permettant (en particulier sur des vernis très durs2) de former des pleins et des déliés, et d’imiter ainsi le rendu du burin.

Vernis : l’invention de Callot

« Il est de deux especes de vernis : on nomme l’un vernis dur, & l’autre vernis mou. (...) Voici celui dont se servoit Callot, & qu’on appelle vulgairement vernis de Florence.
Prenez un quarteron d’huile grasse bien claire & faite avec de bonne huile de lin, pareille à celle dont les Peintres se servent : faites-la chauffer dans un poëlon de terre vernissé & neuf : ensuite mettez-y un quarteron de mastic en larmes pulvérisé ; remuez bien le tout, jusqu’à ce qu’il soit fondu entierement. Passez alors toute la masse à-travers un linge fin & propre, dans une bouteille qui ait un cou assez large ; bouchez-la exactement pour que le vernis se conserve mieux. »

(« Gravure », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 7, 1757.)

Les recettes des vernis ont beaucoup varié au cours du temps, et d’un artiste à l’autre : les plus anciens fonds de plaque, opaques et relativement mous, utilisaient le bitume, la résine et la cire d’abeille. Abraham Bosse (1602–1676), auteur du premier traité de gravure en taille-douce, retranscrit une recette qui emploie une portion de mastic (résine du lentisque, Pistacia lentiscus) et de bitume de Judée en poudre pour une portion de cire blanche.

« Broyez bien menu le Mastic & le Spalt3 ; puis faites fondre au feu vostre Cire dans un pot de terre bien plombé ou verni par dedans ; & estant fonduë, & bien chaude vous la faupoudrerez dudit Mastic peu à peu par tout, afin qu’il se fonde & lie mieux avec elle, en la remuant de fois à autre avec un petit baston. »

(Abraham Bosse, « Maniere de faire la composition du verny mol », Traicté des manieres de graver en taille douce sur l’airin…, Paris, Bosse, 1645.)

Jacques Callot, en appliquant aux plaques de cuivre les vernis des luthiers (composés de résine de lentisque, et d’une huile siccative comme l’huile de lin4), parvient à une grande finesse dans les traits, et facilite surtout les remorsures successives qui permettent de varier les tons, et de donner à la composition une profondeur de plans. Ce vernis dur permet le véritable essor des techniques à l’eau-forte.

« La longueur du travail du burin, & l’avantage de la découverte & de la promptitude d’un nouveau moyen, contribuerent à rendre la façon de graver à l’eau-forte plus générale & plus commune ; cependant on commença par soûmettre cette nouvelle pratique à une imitation servile des effets du burin : c’étoit les premiers pas d’un art timide qui n’osoit s’écarter de celui à qui il devoit la naissance ; mais cette subordination dura peu : la gravure à l’eau-forte prit l’essor & se chargea de faire les trois quarts des ouvrages qu’elle entreprenoit, laissant au burin le soin de leur donner un peu plus de propreté, d’accord, & de perfection. »

(« Gravure », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné….)

Le perfectionnement technique de Callot permit notamment aux peintres de s’approprier l’univers de l’estampe : avant l’eau-forte au vernis dur, la grande difficulté de la technique au burin faisait de la gravure en taille-douce, à quelques exceptions près, une pratique de reproduction plutôt que de création. Surtout, le dessin de la gravure devient plus souple, aisé, et se rapproche de la spontanéité du dessin.

La grande richesse des techniques à l’eau-forte s’accroîtra encore au fil des siècles, avec l’invention de la gravure au sucre, de l’aquatinte, et la réintroduction, au xixe siècle, du vernis mou pour imiter le velouté des dessins au crayon.


Raphaël Deuff


À découvrir…

Les différentes techniques en taille-douce.

Les gravures « à la manière noire ».

La gravure à l’eau-forte, deuxième partie : histoire des œuvres (prochainement).

Notes

Note 1. Gustav Pauli, Inkunabeln der deutschen und niederländischen Radierung, Berlin, Cassirer, 1908.

Note 2. L’usage de l’échoppe avec un vernis trop mou peut former des lignes épaisses et lourdes. Le matériau détermine donc en partie l’outil à utiliser pour jouer du rendu de l’eau-forte.

Note 3. Spalt, ou spalte : l'asphalte ou bitume de Judée, qui entre dans la composition de certains vernis.

Note 4. L'huile tirée des graines de lin possède la propriété de durcir par polymérisation.

Bibliographie

Généralités :

Jean-Eugène Bersier, La gravure : les procédés, l’histoire, Paris, Berger-Levrault, 1963.

Jean Adhémar (dir.), La Gravure, Paris, Presses universitaires de France, 1990.

Michel Melot et al., Histoire d’un art. L’estampe, Genève, Skira, 1981.

Jörge de Sousa et al., L’estampe, objet rare, Paris, Éd. Alternatives, 2002.

Collectif, Comment regarder la gravure : vocabulaires, genres et techniques, Paris, Hazan, 2011.

Sur l’origine de la technique :

Gustav Pauli, Inkunabeln der deutschen und niederländischen Radierung. XXVI Tafeln in Heliogravüre (« Incunables de gravures allemandes et néerlandaises. Vingt-sept planches en héliogravure »), Berlin, Cassirer, 1908.


Entités nommées fréquentes : Callot, Paris.


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