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Littérature | Le 21 janvier 2022, par Sofian Bouzerara. Temps de lecture : onze minutes.


« Nuits de la lecture »

« Le Rhin » de Victor Hugo

Un plaidoyer de l’amitié entre les peuples

Paru en 1842, Le Rhin décrit un récit de voyage outre-Rhin, au fil de lettres à un correspondant. Hugo termine ce texte célèbre par un plaidoyer de l’amitié entre les peuples français et allemand, qui esquisse l’idée d’une Europe unie.

(Image de l'article n°144 : )
© Sambuc éditeur, 2024

Né en 1802, Victor Hugo est du siècle de toutes les instabilités.

Exégète fin et rigoureux du récit de son temps, cet observateur passionné est le père de la pensée politique la plus neuve et la plus visionnaire.

En ces âges si capricieux, les peuples européens sont soumis aux sempiternelles tentations guerrières, et à toutes les hésitations entre un impérialisme conquérant, une monarchie ancestrale et une république aux mille promesses de liberté.

Ainsi le poète déplore :

« La vieille Europe, cette citadelle que nous avons tâché de reconstruire (...) est aujourd’hui à moitié démolie et trouée de toutes parts de brèches profondes. »

(Victor Hugo, Le Rhin, IX : conclusion, Paris, 1842.)

Hugo est alors sensible au moindre bruit de rameau qui craque sous la botte du militaire. Et il craint que la nouvelle promesse d’une guerre ne sonne le glas de la France et de l’Allemagne, deux vieilles nations usées par le combat :

« La guerre est pour les unes la renaissance, pour les autres la fin. »

(Ibid.)

Dès lors, quel intérêt les Français auraient encore à affronter leurs frères ?

Si la guerre de Cent Ans contre l’Angleterre attenante, et son point d’orgue lors du siège d’Orléans de 1429, eut la vertu d’éveiller un sentiment national, la France eut bien moins d’éclat lorsqu’il s’est agi de batailler outre-Rhin. Un peu comme si ce fleuve était le Rubicon de l’Europe, et un infranchissable pour les princes français.

Ainsi, pour contrarier les ambitions de grandeur de Louis XIV, une armée de huit nations se dressa contre lui, dont l’Écosse, l’Angleterre, la Suède, l’Espagne, ou encore le Saint-Empire germanique et le Duché de Savoie ; des peuples que pourtant tout opposait. Ce fut la grande ligue d’Augsbourg, à l’origine d’une guerre de Neuf Ans qui prit fin en 1697.

Si le Rhin suscite des guerres, il a pu aussi réunir : ainsi de la paix de 1648 négociée en Westphalie, source de la première grande entente diplomatique entre les Européens.

Pour Hugo, la prospérité de l’Europe dépend de la concorde des deux États assis aux rives du Rhin :

« Il faut, pour que l’univers soit en équilibre, qu’il y ait en Europe, comme la double clef de voûte du continent, deux grands États du Rhin, tous deux fécondés et étroitement unis par ce fleuve régénérateur ; l’un septentrional et oriental, l’Allemagne, s’appuyant à la Baltique, à l’Adriatique et à la mer Noire, avec la Suède, le Danemarck, la Grèce et les principautés du Danube pour arcs-boutants : l’autre, méridional et occidental, la France, s’appuyant à la Méditerranée et occidental, avec l’Italie et l’Espagne pour contreforts. »

(Ibid.)

Par-delà les rancœurs tenaces et les haines funestes, l’auteur propose une voie médiane ; ou une véritable géopolitique de la paix fondée sur le respect, la compassion et le partage.

Car, entre les invasions, les luttes pour l’hégémonie maritime et les guerres de succession, les États français et allemands sont :

Unis par les armes.

« Ils sortent des mêmes sources ; ils ont lutté ensemble contre les Romains ; ils sont frères dans le passé, frères dans le présent ; frères dans l’avenir. »

(Ibid.)

Unis par la terre.

« Le caractère sacré et profond de fils du sol leur est tellement inhérent et développe en eux si puissamment, qu’il a rendu longtemps impossible, même malgré l’effort des années et la prescription de l’antiquité, leur mélange avec tout peuple envahisseur, quel qu’il fût et de quelque part qu’il vînt. »

(Ibid.)

Tous fils du Rhin.

Pour l’Académicien, chaque prince européen doit surmonter ce vieil instinct qui le fait agir à la façon d’un petit seigneur féodal, qui s’en va guerroyer pour un morceau de territoire.

Toutefois, comment réunir les habitants du Vieux continent ? Comment fédérer des Hommes qui ne parlent pas la même langue – sur un territoire qui compte autant de variétés de fromages ?

Sera-ce par la religion ?

Victor Hugo s’inscrit en faux :

« Le pape n’est plus que nominal. La foi catholique a perdu du terrain ; perdre du terrain, c’est perdre des contribuables. Rome est appauvrie... »

(Ibid.)

Favorable au culte protestant, la paix de Westphalie était une victoire de la diplomatie, mais une défaite de la chrétienté qui y a perdu son unité.

Or, si ni les us et coutumes, ni la gastronomie, ni la spiritualité ne peuvent susciter le sentiment européen, que reste-t-il ?

Les arts.

Prenez la musique. L’érudit Léopold Mozart n’a-t-il pas été touché pas la grâce lorsqu’il a décidé de nourrir la virtuosité de son jouvenceau en l’emmenant aux quatre coins de l’Europe ? Si, de Salzbourg, Mozart n’avait pas longé le Rhin, et vu Londres, Paris, Venise et Munich, Die Entführung aus dem Serail, aurait-il été si riche et exaltant ? Prenez la peinture. El Greco, ce natif de Crète qui a fait de l’Espagne sa dernière demeure, aurait-il peint la lumineuse Sainte Alliance, ou le rêve de Philippe II, s’il n’avait point côtoyé les maîtres de Rome et de Parme ?

On ne vit bien qu’en voyageant.

Le remède contre les guerres intestines réside dans l’amour d’une culture commune, et d’un goût semblable pour ce qui est beau, agréable, flatteur pour les sens.

Toutefois, l’Europe est sans cesse confrontée à son fatum, et deux guerres ouvrirent le xxe siècle. De nouveau, les imprécations des belligérants ont trouvé leurs échos des deux côtés du Rhin. Frappés par le malheur économique, marqués par le désespoir, ces peuples ont fait fi de leurs traits communs. Une nouvelle fois, les vieilles terres d’Europe ont été imbibées du sang de frères.

Alors le panégyrique de Victor Hugo, éternel pacifiste, serait-il tombé en déshérence ?

Loin de là.

Aux atrocités qui ont heurté la conscience humaine, la réponse politique sera forte et intransigeante, car celui qui sera auréolé du titre de Père de l’Europe, l’avocat français Robert Schuman, semblera reprendre mot pour mot le plaidoyer de Hugo :

« La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent.
L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. L’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne. »

(Robert Schuman, Déclaration du 9 mai 1950.)

La « Déclaration Schuman » fera date. Elle sera la première brique de l’édifice commun pour la prospérité. Mais Schuman sait que l’amitié doit nécessairement comporter sa part d’utilité, tant pour celui qui l’offre que pour celui qui l’obtient. La Ligue des Augsbourg s’était réunie à la faveur d’un intérêt commun aussi puissant que fédérateur ; celui de faire front et arrêter l’expansion d’un monarque puissant. Or, plutôt qu’un élan guerrier, Schuman propose aux Européens de se rassembler autour d’un marché commercial et monétaire commun. Cette idée sera le prélude du Traité de Paris de 1951 pour instaurer la Communauté européenne du charbon et de l’acier, car Schuman est bien conscient que la quête de la paix doit se faire par étapes.

« La mise en commun des productions de charbon et d’acier assurera immédiatement l’établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes »

(Ibid.)

Telle est la genèse de la tranquillité retrouvée du peuple européen, désormais fédéré par l’idéal de la croissance économique. Son instinct conquérant est ainsi dilué dans la consommation et la production commerciale.

Un progrès ?

Victor Hugo semble avoir prédit ce destin, et nous met en garde :

« Le commerce est à sa place dans l’océan. »

(Victor Hugo, Le Rhin, IX.)

Pour l’écrivain, la recherche du profit financier n’est qu’un dogme d’anglo-saxon. N’en déplaise à nos princes, qui ont aujourd’hui délaissé la tenue d’amiraux qui ne sied plus à leurs épaules étroites. Ils sont désormais juristes spécialistes ès droit matériel européen et ès fiscalité.

Or, nous rappelle Victor Hugo, l’Europe est avant tout fondée sur l’amour de la culture et de la connaissance.

« S’enrichir n’est pas son objet exclusif ; s’agrandir n’est pas son ambition suprême.
Éclairer pour améliorer, voilà son but ; et, à travers les passions, les préjugés, les illusions, les erreurs et les folies des peuples et des hommes, elle fait le jour par le rayonnement calme et majestueux de la pensée. »

(Ibid.)

Mais qu’importe peut-être le flacon de l’amitié, pourvu qu’on ait la paix…


Sofian Bouzerara


L’auteur. Élève-avocat à l’école des barreaux de la Cour d’appel de Versailles, Sofian Bouzerara s’intéresse notamment à la notion d’art oratoire et à l’importance du discours et du langage.


Entités nommées fréquentes : Rhin, Europe, France, Ibid, Espagne, Victor Hugo, Hugo, La, Allemagne, Schuman, Le, Le Rhin.


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