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Actualités culturelles | Le 2 mars 2024, par The Conversation (France). Temps de lecture : vingt-trois minutes.


Dans La Zone d’intérêt, une Allemagne nazie toute à sa jouissance matérielle

Entretien avec l’historien Johann Chapoutot

Film du cinéaste britannique Jonathan Glazer primé en 2023 par le Grand Prix du Festival de Cannes, La Zone d’intérêt se présente comme la libre adaptation du roman éponyme de Martin Amis (1949-2023). L’histoire campe la vie familiale de l’officier Rudolf Höss (1901-1947), commandant du centre d’extermination d’Auschwitz entre 1940 et 1943, habitant avec son épouse et ses enfants un domicile de fonction jouxtant le camp nazi. Historien du nazisme, Johann Chapoutot a récemment accordé un entretien au média universitaire The Conversation, dans lequel il livre son analyse d’un film particulièrement dérangeant, qui interroge entre autres la « banalité du mal ».

(Image de l'article n°944 : Série Tissus, 31-IV. Israfil Dough)
Série Tissus, 31-IV. Israfil Dough © Sambuc éditeur, 2024

« Le cinéma qui s’intéresse à la Shoah semble pris entre la nécessité de réalisme (la fidélité à l’histoire telle qu’elle s’est déroulée) et celle de respecter la mémoire des victimes, sans rien montrer qui puisse porter atteinte à leur dignité, selon les préceptes proposés par Claude Lanzmann, notamment à travers son documentaire Shoah1. Est-ce que ce que montre Glazer – le quotidien tranquille et « ordinaire » de cette famille de nazis – permet de respecter ces impératifs ? »

Johann Chapoutot : Le film est vraiment réussi : la représentation de la Shoah est un problème très délicat, bien thématisé par Claude Lanzmann qui, lui, avait fait le choix d’une caméra périphérique. Il montre des ruines, des témoins âgés. Il ne va pas au centre, il ne montre pas les fosses où on abattait les gens lors des opérations génocidaires dans les Einsatzgruppen de l’est (les unités mobiles d’extermination du IIIe Reich), il ne montre pas les chambres à gaz. Du point de vue des sources historiques, c’est important parce qu’on a des images (y compris filmées) des opérations de massacre à l’est, mais aucune image – à ce jour – des assassinats par asphyxie dans les chambres à gaz. Les images qui nous sont parvenues sont légèrement périphériques, faites clandestinement par les Sonderkommandos (les équipes de détenus juifs affectés à la manutention des chambres à gaz et des fours crématoires, qui étaient régulièrement assassinés). Ces images montrent les processus de crémation « sauvages » en dehors des fours, sur les rails du chemin de fer. On a aussi des images de déshabillage des victimes.

Du point de vue de la déontologie historique et de l’éthique humaine, le cinéma ne peut pas se référer à des images de la réalité de l’assassinat par le gaz. Glazer fait preuve de tact et d’intelligence en laissant cela hors champ. Il donne à voir et à entendre aux spectateurs ce que des gens extérieurs aux camps pouvaient percevoir à l’époque : en l’occurrence le bruit des chemins de fer, le ronflement des fours crématoires, des coups de fouet, des coups de feu, des hurlements de douleur, des aboiements, des ordres hurlés. On entend aussi la voix et le ton de Höss changer quand il passe de sa maison au camp : soudain sa voix haut-perchée et douce – que ses pairs moquaient, d’ailleurs – devient autoritaire et dangereuse. Mais on ne voit que la fumée des trains, la fumée des crématoires, et la nuit, le rougeoiement du ciel causé par le feu des crématoires.

« Le film est-il fidèle au roman de Martin Amis ? »

J. C. : Pas du tout. Gallimard est le traducteur historique de Martin Amis, et m’avait demandé de relire le manuscrit, car ils étaient un peu dubitatifs face à ce qui est, disons-le nettement, un roman raté. Je leur ai dit que selon moi, ce n’était pas possible de traduire et de publier ce livre (il a été publié chez Calmann-Lévy, NDLR), car c’était une méditation fantasmatique sur la libido de Höss, décrit comme un violeur en série, centré sur ses pseudo-pratiques sadico-orgiaques, sans rapport avec la réalité historique. Le film n’a rien à voir avec le livre ; Glazer n’a retenu que le prétexte de la vie de famille des Höss, qui était présent chez Amis.

« Selon vous, il ne faudrait pas parler de « camps d’extermination » : pourquoi ? »

J. C. : À la suite de Raul Hilberg2, le grand historien du nazisme, je refuse de parler de « camp d’extermination ». Les expressions « camp de concentration » et « camp d’extermination » correspondent à des catégories didactiques qui ont été forgées à Nuremberg3, sur le patron sémantique du syntagme « camp de concentration », terme effectivement utilisé par les nazis (Konzentrationlager, ou KL). Or on le voit très bien dans le film, les SS ne parlent jamais de camps d’extermination, mais de Sonderkommando (« commando spécial ») ou de Einsatzkommando (« commando d’intervention »), selon la logique d’un langage euphémisé et technico-pratique, purement organisationnel, voire entrepreneurial.

Pour Hilberg, il faut plutôt parler de « killing centers », de centres de mise à mort. On y vient pour être tué, on n’y « campe » pas. On arrive en train, et quelques heures plus tard, tout au plus, on est déshabillé, gazé, puis brûlé.

Le terme de « centre » est important aussi : tous ces lieux présentent une centralité géographique, pour le bon acheminement des victimes. Le site d’Auschwitz a été choisi pour des raisons pratiques (il y avait déjà des bâtiments en dur), mais aussi parce que c’est un nœud ferroviaire. La dimension de management logistique était déterminante. C’est la même chose dans les autres centres de mise à mort, à Sobibor, Treblinka, Majdanek, Chelmno et Bełżec. Plus encore, à l’est, il n’y a pas de structures « en dur », le massacre est local. On tue sur place, ou on achemine les victimes dans des lieux faciles d’accès, comme à Babi Yar, près de Kiev, où 33 771 Juifs sont assassinés au bord du ravin, les 29 et 30 septembre 1941. Mais ces sites restent actifs pendant des années, on continue à y tuer en masse, pour des raisons pratiques de facilité d’acheminement des victimes et de turnover des tueurs.

« La production cinématographique autour de ces événements, évidemment indispensable au devoir de mémoire, est souvent caractérisée par un certain académisme. Avec le choix du hors champ, le réalisateur de La Zone d’intérêt semble rompre avec des décennies d’une filmographie assez uniforme (si on excepte La vie est belle et Le Fils de Saul). Quel est selon vous l’effet potentiel de son parti pris ? »

J. C. : Avec ce film, on rompt avec l’académisme à la Spielberg. Mais La Liste de Schindler (1993), dans l’état des connaissances et de la mémoire à l’époque de sa sortie, reste une référence, assez fidèle à la réalité historique. Pour ma part, je rapprocherais La Zone d’intérêt de deux films : Le Fils de Saul4 (2015) et La Conférence5 (2022). Dans le film La Conférence, le cinéaste Matti Geschonnek adapte la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, organisée par Reinhard Heydrich, numéro deux de la SS et chef du Reichssicherheitshauptamt (RSHA, Office central de la sécurité du Reich). Au cours de cette conférence, Heydrich informe les différentes autorités ministérielles allemandes que le RSHA a, sur injonction du « Führer », décidé la mort de l’intégralité du peuple juif présent sur le sol européen.


J’aimerais aussi citer, parmi les films qui proposent une vision décentrée des événements, Train de vie6, une comédie très réussie sur l’histoire d’un shtetl à l’est, qui voit arriver les nazis et décide d’organiser une fausse déportation pour sauver sa peau. On reste là aussi à l’extérieur du camp, mais c’est une pure fiction.

La Zone d’intérêt et La Conférence sont exemplaires pour la réflexion historique, sur ce que représente la Shoah du point de vue civilisationnel. C’est aussi ce qu’on peut faire de mieux sur la représentation des criminels.

Le fils de Saul quant à lui, est un chef-d’œuvre qui se situe du côté des victimes, avec la tentative de recréer un sens humain dans un univers de non-sens, au cœur du crime absolu. Ému par le visage d’un enfant mort, refusant de travailler à la chaîne et de le traiter comme une chose, comme une pièce (Stück), Saul (qui travaille dans un Sonderkommado) décide de lui donner des obsèques humaines ritualisées et cherche un rabbin pour prononcer le kaddish7. C’est aussi un film très réaliste, qui fait la jonction entre La Zone d’intérêt et La Conférence : on y voit la réification, la déshumanisation à l’œuvre, dans une logique de performance industrielle et d’obsession constante du bénéfice, de la cadence et de la rentabilité. Il faut « produire » des cadavres et de la cendre humaine en masse (utilisée ensuite comme engrais). Et ce sont des familles comme celle de Höss qui en profitent, avec deux voitures, une piscine, le chauffage central, des domestiques…


« En quoi La Zone d’intérêt et La Conférence permettent-ils de mieux comprendre à la fois la mentalité des bourreaux et les rouages de la culture de l’efficacité, l’industrialisation à l’œuvre dans la mise en place de la « solution finale » ? »

J. C. : Ce sont deux films jumeaux, sortis à quelques mois d’écart (en 2022 et 2023), ce qui dit beaucoup de l’esprit du temps, du nôtre en l’occurrence. Ils engagent la réflexion sur une organisation du travail déshumanisante qui produit des dommages psychosociaux en masse. Difficile de ne pas faire le lien avec notre époque : il y a aujourd’hui tant de personnes maltraitées, poussées à la productivité pour un travail qui n’a pas de sens à leurs yeux ou pour produire n’importe quoi… Le film permet aussi de questionner la notion de management, l’organisation d’un travail déshumanisé, ce que des philosophes allemands dans les années 1920 et 1930 appelaient « les moyens sans fin ». On calcule des moyens, mais la véritable fin (créer une société plus humaine ou un plus grand bien-être) est évacuée. C’est une rationalité qui tourne à vide.

Les philosophes allemands Max Horkheimer et Theodor W. Adorno ont analysé ce phénomène en 1944 dans La dialectique de la raison (Dialektik der Aufklärung), un essai écrit à la lumière du nazisme, où ils démontrent qu’il révèle une rationalité vide. La numérisation générale de notre société, qui nous place continuellement face aux machines, est une tendance lourde annoncée dès le début du xxe siècle. La Raison s’est développée au siècle des Lumières dans l’optique d’humaniser le monde, puis avec le capitalisme du xixe siècle, elle s’est détachée de cette fin pour devenir une machine capable de tout produire et de produire n’importe quoi – pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, c’est au nom de la raison que l’on fabrique des mitrailleuses, du gaz, des sous-marins, des canons. Le chimiste allemand Fritz Haber8 reçoit le prix Nobel de chimie en 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, importante pour la fabrication d’engrais, d’explosifs et de gaz de combat. Il est en 1919 un des cofondateurs de la Degesch, entreprise qui utilise l’acide cyanhydrique pour des opérations de dératisation, et qui brevètera le Zyklon B en 1920, développé par ses collaborateurs, sur le fondement de ses travaux pionniers.

« Cette rationalité et cette obsession de la productivité s’expriment aussi à travers un vocabulaire particulier… »

J. C. : Oui, le codage de la langue propre à notre époque numérique et les novlangues de l’entreprise néolibérale étaient largement anticipés par ces langues qui sont déjà des langues de l’entreprise. La Zone d’intérêt comme La Conférence sont à ce titre très fidèles aux sources. Unités, rendement, chiffres, mais aussi cadence, performance, rentabilité, optimisation : ces gens échangent avec le vocabulaire de l’industrie et de l’économie de service et de la révolution industrielle.

Höss, cadre supérieur modèle, illustre à la perfection cette vertu de la modernité économique et industrielle qui porte un nom : la « Sachlichkeit ». Dans l’Allemagne du xxe siècle, pour être contemporain des évolutions techniques, économiques, du progrès en somme, il convient de sortir du sentiment, de l’émotion, du romantisme, considérés comme des faiblesses ; les nazis insistent lourdement sur l’humanitarisme coupable de leurs contemporains, sur la nécessité d’être très « pro ». Donc, il faut être « sachlich ». On pourrait traduire ce mot par « très professionnel », mais aussi « détaché », « froid », « pragmatique », « efficace ». Die Sache, c’est la chose : une étymologie révélatrice.

Quand on est sachlich, on évolue dans un univers de choses, ce qui évacue donc l’empathie. Cette vertu était indispensable dans le monde nazi. On peut souligner au passage l’ambiguïté de l’expression « ressources humaines », que nous utilisons toujours : la ressource est une matérialité chosifiée. Autrement dit, si vous êtes mon employé, et si vous ne me servez plus, vous n’êtes qu’une chose, et vous êtes évacués, « par la porte ou par la fenêtre », comme on disait chez France Télécom, ou par la cheminée du crématoire, quand la force de travail est épuisée par une exploitation qui puise l’énergie mécanique jusqu’à l’épuisement du corps.


Mais ça n’empêche pas les nazis de distinguer les registres9 : parallèlement à ses activités de lieutenant-colonel zélé, Höss embrasse sa jument, se montre affectueux avec sa femme et ses enfants. Pour lui, c’est parfaitement compatible, car c’est être « sachlich » que de savoir distinguer le « pro » du « perso » comme on le dit aujourd’hui. On peut être impitoyable au bureau et charmant à la maison. C’est même un impératif de développement personnel, pour être, en retour, plus productif au travail…

Ce qui compte par-dessus tout, pour la pensée nazie, dans cette Allemagne humiliée par la défaite de 1918, c’est bien l’action (pragmatique vient de praxis, l’action) et la performance (Leistung). L’Allemagne, qui se targue d’être la nation des poètes et des penseurs, ce dont se vantent les nazis, mais ce qu’ils tancent en même temps, doit se faire moins philosophe et plus pragmatique, et devenir une nation de managers. La Schutzstaffel (SS, « escouade de protection », une des principales organisations du régime nazi) est le lieu où cette pensée s’élabore. La SS n’est pas seulement la concentration des organes de répression et de renseignement du IIIe Reich, mais aussi un véritable empire économique : pas moins de 30 entreprises maison qui produisent un peu de tout… un empire qui fournit de la main-d’œuvre à toutes les entreprises allemandes et américaines qui travaillaient pour le IIIe Reich.

Les entreprises américaines ont d’ailleurs continué à travailler pour le IIIe Reich après 1941 (après l’entrée en guerre des États-Unis, donc). C’est le cas de Standard Oil (société de raffinage et de distribution de pétrole, aujourd’hui ExxonMobil), General Motors, à qui appartient Opel, IBM, par l’intermédiaire de sa filiale allemande Hollerith, qui équipe le système de classement préinformatique de l’office de l’économie (WVHA) de la SS, etc.

« Il est très difficile d’imaginer que l’on puisse rester à ce point insensible à la souffrance environnante, surtout quand on participe directement au processus mortifère à l’œuvre. Que sait-on des conséquences de la mise en œuvre de la « solution finale » sur la santé mentale de ses agents ? Pouvaient-ils vraiment en sortir « indemnes » ? »

J. C. : Les nazis étaient très conscients des conséquences de ces exactions sur la psyché des agents, en termes d’ensauvagement potentiel, de dommages psychiatriques de long terme sur des gens qui ont tué et reviennent à la vie civile. Aujourd’hui, on parlerait de troubles et de stress post-traumatiques. Quels maris, quels pères feraient-ils après la guerre ?

Quand les nazis mentionnent leurs crimes, ils emploient des mots spécifiques : die Aufgabe (la tâche), der Auftrag (la mission), die Arbeit (le travail). C’est un travail, sachlich, là encore. L’entreprise de codage sémantique pour parler de ces exactions participe à une forme de mise à distance, et là encore, de réification des humains.

Cette réflexion sur les dommages potentiels sur la santé mentale des collaborateurs est menée au plus haut niveau. Heinrich Himmler lui-même (chef suprême de la SS et deuxième homme le plus puissant du Reich) s’en inquiète. C’est pour cette raison que même si on continue les tueries sur le front de l’est jusqu’en 1945, on acte le fait, pour les Juifs de l’ouest, qu’il est plus difficile de les tuer parce qu’ils ressemblent plus (sociologiquement, physiquement, culturellement…) à leurs bourreaux.

Les Juifs de l’est sont pauvres, ruraux, religieux et vivent dans des communautés traditionnelles : les tueurs allemands ne s’y identifient pas. Mais quand les membres des Einsatzgruppen et de la police allemande se retrouvent face à des gens en costume trois-pièces, parlant un allemand parfait et portant la Croix de fer pour leurs actes de bravoure au service de l’Allemagne ou de l’Autriche pendant la Première Guerre mondiale, c’est une autre histoire.

Quand les nazis prennent la décision, fin décembre 1941, de tuer tous les Juifs d’Europe occidentale, dont les Juifs allemands, on imagine l’intermédiation par le process industriel.

Déjà sur le front de l’est, les chefs des Einsatzgruppen ont commencé à imaginer tous les processus qui permettaient d’épargner aux tueurs le fait d’envisager leurs victimes (c’est-à-dire, littéralement, le fait de voir leur visage).

On demande alors aux victimes de s’allonger face contre terre. Friedrich Jeckeln, chef de la police en « Russie-Sud » (HSSPF Russlande-Süd) a mis au point la technique de la « boite de sardines », qui permet en outre d’optimiser le massacre en évitant de creuser trop de fosses, donc de perdre trop de temps, d’énergie et d’essence. Il s’agissait d’entasser les cadavres, en demandant aux victimes de s’allonger en rang, face contre la rangée de personnes qui venait d’être abattues…

« L’image très lisse, les plans très soignés, les couleurs parfois saturées et les nombreuses scènes de vie domestique font appel à un imaginaire qui renvoie à des périodes ultérieures, aux publicités américaines des années 1950, voire au « confort moderne » tel qu’il fut célébré dans les Trente Glorieuses, mais aussi à notre monde contemporain obsédé par la consommation et la technologie… »

J. C. : Le projet nazi est un projet de prospérité et de jouissance matérielle. Après les affres de la Grande dépression10, une période de misère matérielle et morale, émerge la promesse d’une société de consommation. On va motoriser Allemagne avec Volkswagen (littéralement, la voiture du peuple). Tout le monde jouira matériellement d’une consommation qui sera gagée sur la spoliation interne et la prédation externe. Le pillage de l’Europe est organisé, avec la main-d’œuvre de l’ouest et les esclaves de l’est.

Reinhard Heydrich, avant la Conférence de Wannsee, fait un grand discours, quand il est affecté comme Reichsprotektor du protectorat de Bohème-Moravie. Il déclare qu’il s’agit de transformer les Européens en ilotes.

Dans le film, on voit très bien les effets de cette jouissance matérielle chez les Höss. En témoigne l’émerveillement de la mère d’Hedwig (l’épouse de Rudolf Höss), quand elle découvre le niveau de vie de sa fille. L’historien allemand Frank Bajohr, qui travaille sur la corruption dans le IIIe Reich, a bien montré que l’économie nazie était une économie de la corruption permanente. Dans le film, on voit d’ailleurs Höss compter et classer des devises étrangères, volées aux Juifs qui ont péri juste à côté.

De la même manière, on voit Hedwig Höss se réjouir de la livraison de cosmétiques et de fourrures issus du « Canada », le centre de tri des biens volés aux victimes de l’extermination. La correspondance des époux Himmler, éditée il y a quelques années, montre l’omniprésence de cette économie de la spoliation. Mme Himmler demande à son époux, toujours en déplacement, de lui envoyer par colis des denrées, vêtements et biens de consommation divers. Toute une économie du paquet et de la livraison à domicile.


« On ne le remarque pas forcément si on ne le sait pas, mais pour filmer à l’intérieur de la maison des Höss, Glazer a installé des caméras et des micros cachés. Les comédiens improvisaient en partie et ne savaient donc pas d’où ils étaient regardés ou écoutés. Quel est selon vous l’intérêt de ce dispositif dans lequel le réalisateur et la technique se font oublier ? »

J. C. : Par ce dispositif, Glazer nous fait rentrer visuellement dans l’hypermodernité médiatique et nous invite à réfléchir à notre rapport à la technique. En employant ce procédé issu de la téléréalité, il suggère subtilement que nous sommes contemporains de ce que nous voyons, et que nous sommes aussi les héritiers directs de cette prédation et de ces crimes, que nous perpétuons sous d’autres formes. Il crée une proximité et une intimité très gênantes avec cette famille. Car, oui, au fond, on a affaire à des gens qui sont largement semblables à ce que nous sommes. Il suffit de voir Hedwig Höss en train de déballer ses paquets, essayer des produits de beauté, des vêtements (tous volés à des victimes juives envoyées à la mort, bien sûr). Quand on la voit se réjouir de ce déballage, on ne peut s’empêcher de penser au capitalisme de la livraison dans lequel nous vivons, à tous ces colis en circulation à chaque instant.

Plus généralement, cette vie de cadre supérieur, avec deux voitures, une insouciance matérielle gagée sur l’exploitation, le vol et la mort sont un résumé saisissant de l’histoire du nazisme, elle-même révélatrice d’une histoire européenne et occidentale qui a assis sa prospérité sur la colonisation et la dévastation du monde (on voit bien, dans le film, que le projet nazi est un projet colonial et que les Höss attendent, pour la fin de la guerre, leur vaste domaine et leurs esclaves), ainsi que sur l’exploitation d’une énergie humaine réifiée, dont le lieu concentrationnaire (plus que le centre de mise à mort) apparaît comme l’entéléchie, et au fond, la vérité ultime.


Propos recueillis par Sonia Zannad.


The Conversation (France)


Glossaire

Martin Amis (1949-2023) : romancier britannique originaire du Pays de Galles, Amis est l’auteur sulfureux de nouvelles et de romans qui interrogent la morale occidentale par des satires grinçantes. Il est plus particulièrement connu pour les ouvrages Money (1984) et London Fields (1989).

Banalité du mal : concept forgé par la philosophe Hannah Arendt en 1963, à la suite du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem.

Reinhard Heydrich (1904-1942) : SS de haut rang (SS-Obergruppenführer), il sera l’adjoint de Heinrich Himmler à partir de 1933 et contrôlera l’activité des Einsatzgruppen (« groupes d’intervention »), unités mobiles d’extermination.

Rudolf Höss (1901-1947) : commandant du centre d’extermination d’Auschwitz entre mai 1940 et novembre 1943, il est notamment l’introducteur de l’usage du Zyklon B dans les chambres à gaz. Enfermé à la fin de la guerre, il rédigera des mémoires autobiographiques dans l’attente de son procès. Il est condamné et pendu en avril 1947.

Ilotes, ou Hilotes : À l’époque antique, population autochtone de Laconie et de Messénie réduite en esclavage par les Spartiates, et principalement chargée des travaux ruraux.

Schutzstaffel (SS, litt. « escouade de protection ») : Organisation paramilitaire et policière nazie fondée en 1925 pour assurer la protection personnelle d’Adolf Hitler et qui devint une des principales organisations du régime national-socialiste.

Shtetl (pluriel shtetlech) : terme yiddish signifiant « bourgade, petite ville », du vieux haut allemand stat. Il désignait, avant 1945, les communautés villageoises juives d’Europe centrale qui se constituent vers la fin du moyen-âge, particulièrement présentes en Pologne, dans l’ouest de l’Ukraine, en Moldavie et dans les pays baltes.

Zone d’intérêt (Auschwitz) : terme du langage nazi désignant la zone de 40 km2 qui entourait le camp d’Auschwitz, en Pologne.

Notes et références

Note 1. Ressource : Shoah, documentaire de Claude Lanzmann (www.francetvinfo.fr)

Note 2. Ressource : Raul Hilberg, historien du nazisme (www.lemonde.fr)

Note 3. Ressource : Ouverture du procès de Nuremberg en novembre 1945 (www.memorialdelashoah.org)

Note 4. Ressource : Le Fils de Saul (www.youtube.com)

Note 5. Ressource : La Conférence (www.youtube.com)

Note 6. Ressource : Train de vie (www.allocine.fr)

Note 7. Ressource : Le kaddish, qu'est-ce que c'est ? (www.la-croix.com)

Note 8. Ressource : La face sombre du patriotisme : le cas Fritz Haber (www.cairn.info)

Note 9. Ressource : La Loi du sang. Penser et agir en nazi (journals.openedition.org)

Note 10. Ressource : Grande dépression (sites.ina.fr)


Entités nommées fréquentes : Le, Martin Amis, Höss, La Zone, Shoah, La Conférence, La, Allemagne, SS, Reich, IIIe, Juifs, Einsatzgruppen, Himmler, Glazer, Amis, Heydrich, Auschwitz, Claude Lanzmann.


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